Book review by Reda Benkirane of Pankaj Mishra, The Age of Anger. A History of the Present, London, Allen Lane, 2017, by Reda Benkirane.
Translation by Samia Erraji of the article published in Le Monde, June 2022.
In a striking mirror narrative, the Indian essayist Pankaj Mishra dissects peoples’ resentment since the 18th century and the “blindness” of the Enlightenment.
There is a grand narrative that serves as a global mirror in which all of humanity, caught in resentment, hatred, and violence, is able to confront itself. This mirror allows for a single introspective glance at what has been nourishing its identity crisis and self-destructive tendencies for two and a half centuries. The author of this grand narrative-mirror of peoples is an Indian writer, Pankaj Mishra. In a striking book, The Age of Anger, he offers a unified vision of various phenomena of hatred, radicalism, and violence. What he presents is the total opposite of the (famous theory of the clash of civilizations. What is often perceived as a rejection of Enlightenment and modernity is according to him, a reaction by Westernized individuals, subjugated by the use of political violence. A significant portion of the “Moderns,” on the one hand, is subject to mimetic rivalry, and, on the other hand, feels excluded or perceives itself as excluded from the promised world of a liberal and prosperous society, universal suffrage, citizen equality, human rights, educational advancement, and personal progress.
Since the French Revolution and the Reign of Terror (1793-1794), the Enlightenment initiated this era of anger and extremism. In its wake, new political assertions emerged throughout the 19th century, from nationalism to anarchism to terrorism, led by individuals living on the fringes of idyllic representations of enlightened reason, progress, and modernity. This continued into the following century, beyond Europe, as societies converged towards a shared destiny where various expressions of extreme identity were displayed, fantasizing and exalting race, ethnicity, nation, and religion in turn. According to this perspective, white supremacists, Hindu extremists, ultra-orthodox nationalists Jews, and current jihadists would be equivalent, expressing the same resentment behind their “similar differences” (Claude Lévi-Strauss). Similarly, the 2015 Bataclan massacre in Paris would be a nihilistic contemporary replication of the explosion at the Bellecourt Theatre in Lyon in 1882, targeted by anarchists wanting to “put an end to the bourgeoisie and commerce elite.” The shock of the September 11, 2001, attacks would resonate with countless anarchist bombings that beheaded a tsar, an empress, kings, princes, presidents, and prime ministers, especially at the turn of the 20th century. This grand narrative, a true introduction to Occidentalism, reveals the blindness of the Enlightenment and its dark side. It provides a unifying theoretical framework for a variety of cultures swept along since the 18th century by the vortex of capitalism and the market society, while political violence fascinates and delights the excluded and the marginalized, produced as scientific, technical, industrial, and digital breakthroughs occur.
Negative interdependence
The author, hailing from a village in rural India, has seen, read, and understood all about vibrant globalism. His argument proceeds from a literary analysis of Italian, German, Russian, Indian, Iranian, Arab, and other novelists, and poets. Everything begins and ultimately returns to the fundamental divergence between two philosophers, Voltaire, and Rousseau, regarding the stance to adopt towards a commercial relationship with society and the world. Following Rousseau, Nietzsche, Dostoevsky, and many others would thematize loss and self-dispossession. The history of hatred, violence, and mass terror is, therefore, the veiled and unspoken face of a sanitized history of Western modernity that has only retained the consecrated and talismanic narrative of the market society, parliamentary democracy, and human and citizen rights. Today’s violence and terrorism represent, in essence, one among a series of “shocks of modernity.” In the 19th century, nihilistic and anarchist violence manifested the “negative solidarity” (a term used by Hannah Arendt to describe mass movements characterized by a lack of “political responsibility,” “isolationist nationalism,” or “desperate rebellion”) that spread throughout Europe and beyond, generating world wars, genocides, and colonial massacres. Now, negative interdependence and the shocks of a hypertrophied modernity affect billions of individuals in Africa and Asia, with neither traditional social, political, and economic structures – long collapsed – nor any welfare state capable of absorbing them. We are, at this very moment in the history of the global village or the planetary vessel called Titanic, between a surge of hatred, wars, and impending bioclimatic disasters.
Reda Benkirane
Le Monde des Livres, 16 juin 2022 (lemonde.fr/pdf)
Dans un récit-miroir saisissant, l’essayiste indien Pankaj Mishra autopsie le ressentiment des peuples depuis le XVIIIe siècle et « l’aveuglement » des Lumières.
A propos de Pankaj Mishra, L’Age de la colère – une histoire du présent, traduit de l’anglais par Dominique Vitalyos, Paris, éditions Zulma, 2022.
Il est un Grand Récit qui, construit pour une part sur le ressentiment, la haine et la violence, constitue un miroir planétaire où toute l’humanité est en mesure de se voir en face. Ce miroir permet de saisir d’un seul regard introspectif ce qui nourrit, depuis deux siècles et demi, son désarroi identitaire et son autodestruction immunitaire.
L’auteur de ce Grand Récit-miroir des peuples est un écrivain indien, Pankaj Mishra. Dans un livre saisissant, il propose une vision unifiée des divers phénomènes de haine, radicalité et violence. Ce qu’il expose est tout à l’opposé de la fameuse/fumeuse théorie du clash des civilisations. Ce qui est souvent perçu comme un rejet des Lumières et de la modernité est en réalité une réaction d’individus occidentalisés, subjugués par le recours à la violence politique. Une part notable des « Modernes », d’un côté, est en proie à une rivalité mimétique et, de l’autre, se trouve ou se perçoit exclue de la promesse publicitaire de société libérale et prospère, de suffrage universel, d’égalité citoyenne et de droits humains, de promotion éducative et d’avancement personnel.
Depuis la Révolution française et dès le règne de la Terreur (1793-1794), les Lumières inaugurèrent également l’ère de la colère et de l’extrémisme. Dans leurs sillages, de nouvelles expressions politiques émergèrent tout au long du XIXème siècle, du nationalisme à l’anarchisme en passant par le terrorisme, conduits par des individus vivant aux marges de la fresque pastorale sur la raison éclairée, le progrès et la modernité. Ceci se poursuivit le siècle suivant, au-delà de l’Europe, les sociétés convergeant vers un même devenir où se donnèrent à voir différentes expressions d’outrance identitaire, fantasmant et magnifiant tour à tour la race, l’ethnie, la nation, la religion.
Selon cette perspective, les suprématistes blancs, hindouistes, juifs, les djihadistes actuels s’équivaudraient et exprimeraient un même ressentiment derrière leurs « différences qui se ressemblent » (Claude Lévi-Strauss). Pareillement, le massacre du Bataclan à Paris en 2015 serait la réplique nihiliste actualisée de l’explosion du théâtre Bellecour de Lyon en 1882 par des anarchistes voulant « en finir avec la fine fleur de la bourgeoisie et du commerce ». La sidération des attaques du 11 septembre 2001 serait en résonance avec celle d’innombrables attentats anarchistes qui décapitèrent, entre deux siècles, notamment un tsar, une impératrice, des rois et des princes, des présidents et des premiers ministres.
Ce Grand Récit, véritable introduction à l’occidentalisme, révèle l’aveuglement des Lumières et leur versant sombre. Il constitue une théorie de grande unification d’une variété de cultures emportées depuis le XVIIIème siècle par le vortex du capitalisme et de la société marchande, tandis que la violence politique fascine et ravit les exclus et déclassés produits au fur et à mesure des fulgurations scientifiques, techniques, industrielles et numériques.
Interdépendance négative
L’auteur, issu d’un village de l’Inde profonde, a tout vu, lu et su de la mondialité effervescente. Sa démonstration procède d’une analyse littéraire de romanciers et poètes italiens, allemands, russes, indiens, iraniens, arabes, etc. Tout commence et retourne finalement à la divergence de fond entre deux philosophes, Voltaire et Rousseau, sur l’attitude à adopter vis-à-vis d’un rapport commercial à la société comme à l’être-au-monde. A la suite de Rousseau, Nietzsche et Dostoïevski, bien d’autres thématiseront le sentiment de perte et de dépossession de soi.
L’histoire de la haine, de la violence et de la terreur de masse serait donc la face voilée et impensée d’une histoire aseptisée de la modernité occidentale n’ayant retenu que le récit consacré et talismanique de la société de marché, de la démocratie parlementaire, des droits de l’homme et du citoyen. La violence et le terrorisme d’aujourd’hui représentent une série parmi d’autres de « chocs de modernité ». Au XIXème siècle, la violence nihiliste et anarchiste mettait en acte la « solidarité négative » (Hannah Arendt) répandue dans toute l’Europe puis au-delà, générant guerres mondiales, génocides, carnages coloniaux. Désormais, l’interdépendance négative et les chocs d’une modernité hypertrophiée affectent des milliards d’individus d’Afrique-Asie, sans que les structures sociales, politiques et économiques traditionnelles – effondrées depuis longtemps – ni aucun État-providence, puissent être en mesure de les absorber. Nous serions à cet instant précis de l’histoire du village global ou du vaisseau planétaire appelé Titanic, entre un semblant de haine et guerre civiles et la vraisemblance de catastrophes bioclimatiques.
Réda Benkirane